Nous vivons dans un monde où tout change sans cette, si bien qu’il semble difficile de s’accrocher à quoi que ce soit. Cependant, qui que l’on soit, il existe une et une seule certitude que rien n’ébranlera jamais, celle selon laquelle tout être qui vit doit un jour mourir.

Oui, tout le monde meurt un jour. Certains plus tôt que d’autres. Mais, comme on le dit souvent, le malheur des uns fait le bonheur des autres, et c’est quelque chose que ma famille a parfaitement compris. Les Coffin ont au fil du temps élevé la mort d’une irrémédiable fatalité à l’état de business florissant. Tout a commencé au XVIIe siècle, avec Henry Coffin, célèbre bourreau de la cour d’Ecosse dont les exploits ont inspiré les générations suivantes, des générations qui ont voué leur existence entière à la mort, cause éternelle. Ce n’est pourtant qu’en 1854 qu’ouvrit pour la première fois Coffin’s Coffins, magasin spécialisé dans les pompes funèbres. Au fil des années et des générations qui se succédaient, l’entreprise devint leader de la région sur le marché du cercueil et sut admirablement se renouveler en élargissant son activité aux incinérations et urnes funéraires. Coffin’s Coffins était bien plus qu’un simple commerce, mais un héritage, héritage dont il fallait prendre le plus grand soin. Jusqu’au jour où l’affaire familiale fut reprise par Lucius Coffin, mon père.

D’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours connu particulièrement fier de sa profession et prêt à nous l’inculquer, à nous, ses enfants. A l’âge de vingt-six ans, il rencontra Isabella Tennant, fille de l’un des gardiens du cimetière voisin. L’union fut absolument parfaite et trois enfants en naquirent. Le premier, Septimus, était le digne fils de son père. Le second Remus, serait le responsable du chaos de ma famille, mais j’y reviendrai plus tard. Je fus la troisième, et la dernière. A cause du métier de mes parents, mon enfance, de même que celle de mes frères, ne furent pas des plus simples et durant toutes ces années, ces derniers furent mes seuls amis. Aux yeux des autres, nous étions des sortes de zombies, des créatures sinistres qui côtoyaient la mort, et donc par conséquent, dont il fallait à tout prix se méfier. Etant la plus jeune, je passais le plus clair de mon temps dans le sillage de mes frères, et ce bien malgré eux, qui auraient sans doute volontiers aimé passer un peu de temps sans leur petite soeur accrochée à eux. Je pris cependant mon mal en patience, attendant avec la plus grande excitation mon dixième anniversaire. Car dix ans était l’âge où mon père estimait que nous étions assez grands pour l’aider à maquiller les cadavres. Je reconnais que ça peut sembler particulièrement morbide, mais pour nous, c’était le Graal, la récompense suprême. C’est également à cet âge que j’ai découvert à quel point j’étais différente.

Lorsque j’étais enfant, mon père nous racontait souvent que certains membres de notre famille possédaient une capacité spéciale, dont son grand-père : par un simple contact, il pouvait ressusciter les morts. Ne vous emballez pas, cette résurrection ne dure qu’une seule minute, et ne fonctionne qu’une seule fois, pas de quoi réveiller une armée de morts vivants. J’imaginai en grandissant que ce n’était qu’une légende, jusqu’au jour où j’ai su que j’en avais hérité. Aucun d’entre nous n’a jamais vraiment su quelle en était l’origine. Peut-être qu’à force de côtoyer la mort, un lien finit par se créer avec elle. Pourquoi une minute? Peut-être est-ce le temps maximal durant lequel la mort peut être retardée sans bouleverser l'ordre des choses. Quoi qu’il en soit, à dix ans, cela peut sembler quelque peu difficile à gérer. Je me souviens avoir fait des cauchemars durant de nombreuses semaines. Puis, au fil du temps, j’ai fini par m’y faire. J’ai même trouvé ça bien utile le jour où j’ai pu me venger de l’un de mes camarades de classe en réveillant la grenouille qu’il devait disséquer en cours de sciences.

Puis vint l’adolescence et ses déboires. Tandis que Septimus commençait à apprendre le métier, Remus passait son temps en compagnie de fréquentations douteuses. Nous ignorions alors qu’il allait provoquer le scandale qu’il bouleversa nos vies. Tout commença avec une plainte d’une femme, fille d’un défunt dont nous nous occupions. Elle accusait mes parents d’avoir volé une montre de grande valeur avec laquelle elle avait voulu le faire enterrer. Il y eut une enquête et il fut découvert que mon frère dépouillait les morts depuis déjà un bon moment. En plus de la condamnation à une forte amende, la réputation de Coffin’s Coffins fut détruite et mon père sombra dans une profonde dépression. J’ai bien cru qu’il ne s’en relèverait jamais, jusqu’au moment où ma mère prit les choses en main : il fallait repartir à zéro, ailleurs, et tout reconstruire. Et quoi de mieux que les Etats Unis, pays de l’obésité, des armes à feu et de la nourriture transgénique?

J’avais seize ans lors de notre arrivée à Gotham City, et dans un premier temps, j’ai sincèrement cru que mes parents étaient tombés sur la tête pour nous amener dans un endroit pareil. Mais il s’est avéré que le choix était judicieux : le taux de mortalité singulièrement élevé nous apporta plus de travail que nous n’en avions jamais eu, et il n’en fallait pas plus à mon père pour retrouver tout son entrain passé. Jamais je ne l’avais vu si épanoui, même si, je l’avoue, j’étais bien moins enthousiaste. Je terminai mes années de lycée dans la perspective de travailler à Coffin’s Coffins par la suite, avec Septimus. Quant à mon second frère, il eut tôt fait de prendre le large pour voyager loin de nous. Pour ce qui était de mes dons, j’avais décidé de m’en servir à bon escient. Soixante secondes, c’est peu, et beaucoup en même temps, et il se trouve que les morts sont bavards. Je décidai de réaliser leurs dernières volontés, ce qu’ils n’avaient pu accomplir, ou dire. J’entendais également de la bouche de certains assassinés le nom ou le signalement de leur meurtrier et je ne compte plus le nombre de coups de téléphone anonymes que j’ai passés à la police. Malheureusement, à force de vouloir bien faire, je finis par m’engouffrer dans une spirale infernale : il y en avait toujours plus, et tout ça n’avait pas de fin. Je m’épuisai peu à peu, m’éloignant peu à peu de l’homme avec lequel je sortais à l’époque. Je ne pouvais évidemment pas lui dire ce que je faisais, et il finit par me quitter. J’avais presque vingt-cinq ans et j’étais en permanence sous calmants. J’ai fini, évidemment, par craquer. Le jour où j’ai annoncé à mon père que je désirais arrêter de côtoyer les morts, j’ai bien cru que je lui brisais le coeur. Il se trouve que c’était également le moment de son départ en retraite sur la côte Ouest. Mais j’ai tenu bon, me jurant de ne plus jamais toucher le moindre cadavre. Or, malheureusement, dès l’instant où j’en voyais un, il m’était difficile de résister à la tentation. Vous pourriez résister, vous, à l’idée de pouvoir ramener un mort à la vie, même pour une seule minute? Je me suis mise en quête d’un autre emploi, faisant valoir mon expérience dans la gestion de l’entreprise familiale. J’ai travaillé six mois en bibliothèque avant d’être engagée pour gérer les archives de la police, un travail qui me plaisait, et surtout dans lequel je n'avais pas à côtoyer la mort. Et je n’ai plus jamais touché un cadavre, ce qui n'a pas été une mince affaire quand mon père ne cessait de m'envoyer des photographies de ses plus beaux cadavres dans l'espoir de me remettre dans le droit chemin. Oui, j'ai tenu bon, du moins, jusqu’au jour où le corps d’Harvey Dent s’est retrouvé à la morgue. Et voilà que je me trouve en possession d’un immense secret, sans pouvoir en parler à personne. Car en vérité, qui pourrait me croire?